Le Conseil constitutionnel a été saisi le 9 décembre 2015 par le Conseil d'État (décision n° 393527 du même jour), dans les conditions prévues à l'article 61-1 de la Constitution, d'une question prioritaire de constitutionnalité posée pour M. Abdel Manane M. K., par Me William Woll, avocat au barreau de Paris, relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit des articles L. 562-1 et L. 562-2 du code monétaire et financier, enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous le n° 2015-524 QPC.
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL,
Vu la Constitution ;
Vu l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 modifiée portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
Vu le code monétaire et financier ;
Vu le code des relations entre le public et l'administration ;
Vu l'ordonnance n° 2009-104 du 30 janvier 2009 relative à la prévention de l'utilisation du système financier aux fins de blanchiment de capitaux et de financement du terrorisme ;
Vu la loi n° 2009-526 du 12 mai 2009 de simplification et de clarification du droit et d'allègement des procédures ;
Vu la loi n° 2012-1432 du 21 décembre 2012 relative à la sécurité et à la lutte contre le terrorisme ;
Vu le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;
Vu les observations produites par le Premier ministre, enregistrées le 4 janvier 2016 ;
Vu les observations produites pour le requérant par Me Woll, enregistrées le 13 janvier 2016 ;
Vu les pièces produites et jointes au dossier ;
Me Woll pour le requérant et M. Xavier Pottier, désigné par le Premier ministre, ayant été entendus à l'audience publique du 16 février 2016 ;
Le rapporteur ayant été entendu ;
1. Considérant que la question prioritaire de constitutionnalité doit être regardée comme portant sur les dispositions applicables au litige à l'occasion duquel elle a été posée ; que le requérant a contesté l'arrêté ministériel du 29 octobre 2014 par lequel, en application des articles L. 562-1 et L. 562-2 du code monétaire et financier, il a été procédé au gel de ses avoirs ; qu'ainsi, le Conseil constitutionnel est saisi des dispositions de l'article L. 562-1 de ce code dans leur rédaction résultant de la loi du 21 décembre 2012 susvisée et des dispositions de l'article L. 562-2 de ce code dans leur rédaction résultant de l'ordonnance du 30 janvier 2009 susvisée ;
2. Considérant qu'aux termes de l'article L. 562-1 du code monétaire et financier dans sa rédaction résultant de la loi du 21 décembre 2012 : « Sans préjudice des mesures restrictives spécifiques prises en application de règlements du Conseil de l'Union européenne et des mesures prononcées par l'autorité judiciaire, le ministre chargé de l'économie peut décider le gel, pour une durée de six mois, renouvelable, de tout ou partie des fonds, instruments financiers et ressources économiques détenus auprès des organismes et personnes mentionnés à l'article L. 562-3 qui appartiennent à des personnes physiques ou morales qui commettent, ou tentent de commettre, des actes de terrorisme, définis comme il est dit au 4 de l'article 1er du règlement (CE) n° 2580/2001 du Conseil, du 27 décembre 2001, concernant l'adoption de mesures restrictives spécifiques à l'encontre de certaines personnes et entités dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, y incitent, les facilitent ou y participent et à des personnes morales détenues par ces personnes physiques ou contrôlées, directement ou indirectement, par elles au sens des 5 et 6 de l'article 1er du règlement (CE) n° 2580/2001 du Conseil, du 27 décembre 2001, précité. Les fruits produits par les fonds, instruments et ressources précités sont également gelés » ;
3. Considérant qu'aux termes de l'article L. 562-2 du code monétaire et financier dans sa rédaction résultant de l'ordonnance du 30 janvier 2009 : « En application des résolutions adoptées dans le cadre du chapitre VII de la Charte des Nations unies ou des actes pris en application de l'article 15 du traité sur l'Union européenne, le ministre chargé de l'économie peut décider le gel, pour une durée de six mois, renouvelable, de tout ou partie des fonds, instruments financiers et ressources économiques détenus auprès des personnes mentionnées à l'article L. 561-2 qui appartiennent à des personnes physiques ou morales, organismes ou entités qui ont commis, commettent ou, de par leurs fonctions, sont susceptibles de commettre des actes sanctionnés ou prohibés par ces résolutions ou ces actes, les facilitent ou y participent et à des personnes morales détenues par ces personnes physiques ou contrôlées, directement ou indirectement, par elles. Les fruits produits par les fonds, instruments et ressources susmentionnés sont également gelés » ;
4. Considérant que, selon le requérant, en autorisant l'autorité administrative à geler les avoirs des personnes qui commettent ou tentent de commettre une infraction pénale, les dispositions contestées lui permettent de se substituer au juge pénal, en méconnaissance du principe de la séparation des pouvoirs ; qu'elles méconnaîtraient également les droits de la défense et la présomption d'innocence, en permettant que la décision de gel des avoirs soit fondée sur les allégations de l'administration ; qu'enfin, en permettant de prononcer un gel de l'ensemble des avoirs d'une personne, ces dispositions porteraient au droit de propriété protégé par l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 une atteinte excessive au regard de l'objectif poursuivi ;
- SUR LES GRIEFS TIRÉS DE LA MÉCONNAISSANCE DES EXIGENCES DE L'ARTICLE 16 DE LA DÉCLARATION DE 1789 :
5. Considérant qu'aux termes de l'article 16 de la Déclaration de 1789 : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution » ; que cet article implique le respect du caractère spécifique des fonctions juridictionnelles, sur lesquelles ne peuvent empiéter ni le législateur ni le Gouvernement ; que le respect des droits de la défense découle de ce même article ;
6. Considérant qu'en vertu de l'article L. 562-1 du code monétaire et financier, le ministre chargé de l'économie peut décider le gel de tout ou partie des fonds, instruments financiers et ressources économiques détenus auprès des organismes et personnes mentionnés à l'article L. 561-2 du même code, soit notamment les établissements du secteur bancaire et les établissements de paiement régis par ce code, dès lors que ces fonds, instruments et ressources appartiennent soit à des personnes physiques ou morales qui commettent ou tentent de commettre des actes de terrorisme, les facilitent ou y participent, soit à des personnes morales détenues par ces personnes physiques ou contrôlées par elles ;
7. Considérant qu'en vertu de l'article L. 562-2 du code monétaire et financier, le ministre chargé de l'économie peut également, en application des résolutions adoptées dans le cadre du chapitre VII de la Charte des Nations unies ou des actes pris en application de l'article 15 du traité sur l'Union européenne, décider d'une mesure de gel similaire des fonds, instruments financiers et ressources économiques appartenant soit à des personnes physiques ou morales qui ont commis, commettent ou, de par leurs fonctions, sont susceptibles de commettre des actes sanctionnés ou prohibés par ces résolutions ou ces actes, les facilitent ou y participent soit à des personnes morales détenues ou contrôlées par ces personnes physiques ;
8. Considérant qu'en vertu du second alinéa de l'article L. 562-4 du code monétaire et financier, le gel des fonds, instruments financiers et ressources économiques s'entend « comme toute action visant à empêcher tout mouvement, transfert ou utilisation de fonds, instruments financiers et ressources économiques qui aurait pour conséquence un changement de leur montant, de leur localisation, de leur propriété ou de leur nature, ou toute autre modification qui pourrait en permettre l'utilisation par les personnes faisant l'objet de la mesure de gel » ;
9. Considérant, en premier lieu, que les mesures de police administrative prises à l'encontre de personnes physiques ou morales sur le fondement des dispositions contestées n'ont pas d'autre finalité que la préservation de l'ordre public et la prévention des infractions ; qu'en faisant référence à des comportements susceptibles de caractériser des infractions pénales pour autoriser l'édiction de ces mesures, les dispositions contestées n'emportent aucune conséquence en cas de poursuites pénales ; qu'en confiant au ministre chargé de l'économie le soin de prononcer ces mesures de police administrative, les dispositions contestées n'empiètent pas sur l'exercice des fonctions juridictionnelles ;
10. Considérant, en second lieu, que les dispositions contestées se bornent à énumérer les motifs et à prévoir les modalités selon lesquels sont arrêtées des décisions administratives de gel temporaire des avoirs de personnes physiques ou morales ; que les personnes intéressées ne sont pas privées de la possibilité de contester ces décisions devant le juge administratif, y compris par la voie du référé ; qu'il appartient à ce dernier d'apprécier, au regard des éléments débattus contradictoirement devant lui, l'existence des motifs justifiant la mesure de gel temporaire des avoirs ;
11. Considérant qu'il résulte de ce qui précède que les griefs tirés de la méconnaissance des exigences de l'article 16 de la Déclaration de 1789 doivent être écartés ;
- SUR LE GRIEF TIRÉ DE LA MÉCONNAISSANCE DE LA PRÉSOMPTION D'INNOCENCE :
12. Considérant qu'en vertu de l'article 9 de la Déclaration de 1789, tout homme est présumé innocent jusqu'à ce qu'il ait été déclaré coupable ; qu'il en résulte qu'en principe le législateur ne saurait instituer de présomption de culpabilité en matière répressive ;
13. Considérant que les dispositions contestées n'ont ni pour objet ni pour effet d'instaurer une présomption de culpabilité ; que, par suite, le grief tiré de la méconnaissance de la présomption d'innocence doit être écarté ;
- SUR LE GRIEF TIRÉ DE L'ATTEINTE AU DROIT DE PROPRIÉTÉ :
14. Considérant que la propriété figure au nombre des droits de l'homme consacrés par les articles 2 et 17 de la Déclaration de 1789 ; qu'aux termes de son article 17 : « La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité » ; qu'en l'absence de privation du droit de propriété au sens de cet article, il résulte néanmoins de l'article 2 de la Déclaration de 1789 que les atteintes portées à ce droit doivent être justifiées par un motif d'intérêt général et proportionnées à l'objectif poursuivi ;
15. Considérant, en premier lieu, que les mesures de gel des avoirs prévues par les dispositions contestées, qui ont pour objet de prévenir la commission d'actes de terrorisme ou d'actes sanctionnés ou prohibés par une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies prise en cas de menace contre la paix, de rupture de la paix et d'acte d'agression ou par un acte du Conseil européen, poursuivent l'objectif de prévention des atteintes à l'ordre public et des infractions, nécessaire à la sauvegarde de droits et de principes de valeur constitutionnelle ;
16. Considérant, en deuxième lieu, que le législateur a précisément défini les avoirs et ressources susceptibles de faire l'objet des mesures de gel ;
17. Considérant, en troisième lieu, que les articles L. 562-1 et L. 562-2 prévoient, à titre préventif, le gel de tout ou partie des fonds, instruments financiers et ressources économiques qui appartiennent aux personnes visées ; que dans la détermination des biens et ressources soumis au gel, le ministre chargé de l'économie doit prendre en compte la nécessité pour la personne faisant l'objet de la mesure de couvrir les frais du foyer familial et d'assurer la conservation de son patrimoine ;
18. Considérant, en quatrième lieu, que les mesures de gel peuvent être prononcées pour une durée maximale de six mois ; qu'elles doivent être levées dès lors qu'il apparaît que les conditions nécessaires à leur édiction ne sont plus remplies ; que, si elles peuvent être renouvelées, il appartient au ministre de vérifier que les conditions justifiant leur prononcé sont toujours satisfaites lors de ce renouvellement ; qu'en outre, ces mesures sont soumises au respect d'une procédure contradictoire conformément aux dispositions des articles L. 121-1 et L. 121-2 du code des relations entre le public et l'administration ;
19. Considérant, en cinquième lieu, qu'en vertu de l'article L. 562-9 du code monétaire et financier, l'État est responsable des conséquences dommageables de la mise en œuvre de bonne foi, par les personnes mentionnées à l'article L. 561-2, des mesures de gel des avoirs prévues par les dispositions contestées ;
20. Considérant qu'en permettant le gel des avoirs appartenant à des personnes qui ont commis, commettent, incitent à la commission, facilitent ou participent à la commission d'actes de terrorisme ou des actes sanctionnés ou prohibés par une résolution du conseil de sécurité des Nations unies ou par un acte du Conseil européen, le législateur a prévu des mesures nécessaires et fixé des critères en adéquation avec l'objectif poursuivi ; qu'en revanche, en permettant le gel des avoirs appartenant à des personnes qui, de par leurs fonctions, sont susceptibles de commettre de tels actes sans qu'il soit nécessaire d'établir que celles-ci ont commis, commettent, incitent à la commission, facilitent ou participent à la commission de ces actes, le législateur a porté à l'exercice du droit de propriété une atteinte manifestement disproportionnée à l'objectif poursuivi ; que, par suite, les mots : « ou, de par leurs fonctions, sont susceptibles de commettre » figurant à l'article L. 562-2 du code monétaire et financier doivent être déclarés contraires à la Constitution ;
21. Considérant que l'article L. 562-1 et le surplus de l'article L. 562-2 du code monétaire et financier ne méconnaissent pas le droit de propriété ;
22. Considérant que l'article L. 562-1 du code monétaire et financier dans sa rédaction résultant de la loi du 21 décembre 2012 et le surplus de l'article L. 562-2 du même code, qui ne méconnaissent aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit, doivent être déclarés conformes à la Constitution ;
- SUR LES EFFETS DE LA DÉCLARATION D'INCONSTITUTIONNALITÉ :
23. Considérant qu'aux termes du deuxième alinéa de l'article 62 de la Constitution : « Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l'article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d'une date ultérieure fixée par cette décision. Le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d'être remis en cause » ; que, si, en principe, la déclaration d'inconstitutionnalité doit bénéficier à l'auteur de la question prioritaire de constitutionnalité et la disposition déclarée contraire à la Constitution ne peut être appliquée dans les instances en cours à la date de la publication de la décision du Conseil constitutionnel, les dispositions de l'article 62 de la Constitution réservent à ce dernier le pouvoir tant de fixer la date de l'abrogation et reporter dans le temps ses effets que de prévoir la remise en cause des effets que la disposition a produits avant l'intervention de cette déclaration ;
24. Considérant que la déclaration d'inconstitutionnalité des mots : « ou, de par leurs fonctions, sont susceptibles de commettre » figurant à l'article L. 562-2 du code monétaire et financier prend effet à compter de la date de la publication de la présente décision ; qu'elle peut être invoquée dans toutes les instances introduites à cette date et non jugées définitivement,
D É C I D E :
Article 1er.- Les mots : « ou, de par leurs fonctions, sont susceptibles de commettre » figurant à l'article L. 562-2 du code monétaire et financier sont contraires à la Constitution.
Article 2.- L'article L. 562-1 du code monétaire et financier dans sa rédaction résultant de la loi n° 2012-1432 du 21 décembre 2012 relative à la sécurité et à la lutte contre le terrorisme et le surplus de l'article L. 562-2 du même code sont conformes à la Constitution.
Article 3.- La déclaration d'inconstitutionnalité de l'article 1er prend effet à compter de la publication de la présente décision dans les conditions fixées par son considérant 24.
Article 4.- La présente décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l'article 23-11 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.
Délibéré par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 1er mars 2016, où siégeaient : M. Jean-Louis DEBRÉ, Président, Mmes Claire BAZY MALAURIE, Nicole BELLOUBET, MM. Guy CANIVET, Renaud DENOIX de SAINT MARC, Jean-Jacques HYEST, Lionel JOSPIN et Mme Nicole MAESTRACCI.
Rendu public le 2 mars 2016.